De l'importance du voyage de Humboldt et Bonpland en Amérique |
© Juan Carlos Concha, Apeman Studio Dans la biographie de Humboldt, le voyage aux Iles Canaries, sur les côtes de la Terre Ferme, en Nouvelle Grenade, à Cuba, au Pérou, en Nouvelle Espagne et aux Etats Unis, représente un moment crucial qui est celui de la fin d’une phase de préparation et de professionnalisation et le début de l’élaboration de sa vaste oeuvre américaine, qui se publiera en 29 volumes, entre 1805 et 1838. Comme ne le fait aucun autre projet scientifique du XIXe siècle, son oeuvre américaine reflète et conditionne l’histoire des sciences et la diversification disciplinaire croissante, d’une part et d’autre part, l’histoire politique des Amériques avec ses différentes révolutions (St Domingue-Haïti) et indépendances (Amérique espagnole) (Zeuske et Schröter 1992, Ette 2010). Dans le cadre de ces axes épistémologiques et politico-culturels, Humboldt participe en tant que précurseur intellectuel, à la formation d’une modernité occidentale à caractère humaniste et libéral, dont l’implication est globale (Ette 2000, Ette 2002). Dans ses fameux journaux de voyage, Humboldt enregistre et note les révolutions et les transformations de son temps, avec la précision d’un sismographe : les documents fournissent les preuves de ses travaux et de ses expériences ce voyageur-scientifique, mais ils montrent aussi qu’il est un chercheur scientifique et un écrivain. Les journaux sont des moyens d’écriture et de réflexion qui vont au-delà des dates de publication de l’oeuvre américaine. Ils contiennent même, des traces de rédaction qui vont jusqu’aux dernières années de la vie de Humboldt. Ils représentent le noyau textuel de l’oeuvre américaine et ils contiennent aussi son origine visuelle et iconographique, comme le démontrent les divers schémas, dessins, diagrammes et manuscrits cartographiques (Ette 2015, Bredekamp 2015). Tout au long des 9 tomes, on peut apprécier les tracés innovants de nouvelles disciplines académiques, tels que l’anthropologie américaniste, la géographie politique et la géobotanique. Leurs 4000 pages reliées et les feuilles volantes, sont une preuve exemplaire du changement épistémique irrémédiable entre le XVIIIe et le XIXe siècle, de l’ère de l’exploration vers la “révolution heureuse” (Humboldt(1810-)1813, II), au centre de laquelle se situe l’expédition scientifique moderne, basée sur le travail de terrain et sur l’accumulation et l’interprétation de données empiriques. Autant le voyage en lui-même que les journaux de voyage, se présentent très littéralement comme des éléments vers la modernité et vers des formes, des formats et des genres de sciences et d’écriture : Humboldtian Science y Humboldtian Writing dans son ensemble (Duviols et Minguet 1994, Ette 2001, Dettelbach 1996, Kraft 2014). Par son extension thématique et temporelle, aussi bien dans sa production que dans sa réception, la science humboldtienne se situe au centre des débats académiques de l’Europe de son temps. Ce sont les journaux de voyage et l’oeuvre américaine qui par leur caractères expérimentaux et synthétiques, donnent forme aux prolongements de ce modèle scientifique et épistémologique. Au centre, se trouvent deux principes entrecroisés : le mouvement et les processus vitaux, étudiés aussi bien dans leurs dimensions locales que globales, et aussi bien dans leurs dimensions naturelles que culturelles. L’horizon intellectuel et scientifique qui se dégage de ces principes, embrasse des disciplines comme l’anthropologie, et l’astronomie, la botanique et la cartographie, la climatologie et la philologie, la géographie et la géologie, l’histoire et la zoologie. Ce fut Humboldt qui dans ses journaux de voyage en Amérique a donné la clé qui permet de comprendre le modèle mobile de cette science : ”Alles ist Wechselwirkung“ (tout est corrélation) (Humboldt [1803-1804], 27r).
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